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mercredi 24 décembre 2014

Les demoiselles de Bath, tome 2: inoubliable amour - Mary balogh






 
Au fil des ans, la réputation de l'école, qui accueillait des demoiselles issues de toutes les classes sociales, n'avait fait que croître.










Un monde nouveau s'ouvre à Anne Jewell lorsqu'elle franchit l'entrée du château de Bewcastle. Pour cette jeune professeur qui vit dans un pensionnat à Bath, le pays de Galles est un dépaysement total. Elle avait hésité lorsqu'on lui avait proposé d'accompagner la famille Bedwyn en vacances. Etait-ce vraiment sa place ? Finalement, elle a accepté pour David, son fils. Mère célibataire, Anne est consciente que son petit garçon a besoin d'être entouré d'amis de son âge. A Bewcastle, il pourra s'amuser avec d'autres enfants. Et Anne aime tant la mer ! C'est d'ailleurs près de la plage qu'elle croise pour la première fois la haute silhouette de Sydnam Butler, le régisseur du domaine. Un homme solitaire, car défiguré et infirme ; un homme qui l'effraie tout d'abord, puis l'émeut et finit par la troubler infiniment... 

 

 
...Le petit cœur n'a pas palpité...
 

source: (booknode.com):
Le cortège de fillettes en uniforme bleu marine, qui trottaient sous la houlette de Mlle Suzanna Osbourne, venait de YÉcole de Jeunes Filles de Mlle Martin, au coin de Daniel et Sutton Streets, et se dirigeait vers Pulteney Bridge et le coeur de la ville situé de l'autre côté du fleuve.
Elles n'étaient que douze, leurs camarades étant parties la veille avec leurs parents, leurs tuteurs ou leurs domestiques pour les vacances d’été. Ne restaient que les pupilles accueillies par charité, grâce aux prix élevés payés par les autres et aux donations généreuses d'un bienfaiteur anonyme. Ce dernier avait renfloué l'école sept ans plus tôt alors que le manque de fonds avait failli obliger Mlle Martin à fermer. Il lui avait permis ensuite de réaliser son rêve, à savoir, offrir aux indigentes la même éducation qu'aux jeunes filles plus aisées. Au fil des ans, la réputation de l'école, qui accueillait des demoiselles issues de toutes les classes sociales, n'avait fait que croître.
Les fillettes les plus pauvres n'ayant nulle part où aller pendant les vacances, au moins deux des professeurs résidents demeuraient à l'école afin de veiller sur elles et de les occuper intelligemment jusqu'à la rentrée scolaire.
Cet été, Mlle Martin elle-même, Suzanna Osbourne et Anne Jewell étaient chargées de cette tâche.
Mlle Martin et Mlle Jewell fermaient la marche. En temps normal, une seule personne aurait accompagné les douze élèves, qu'une semaine ou deux à l'école suffisaient à discipliner. Mais, comme tous les ans, le premier jour des vacances d'été se fêtait par un goûter au salon de thé de Sally Lunn, célèbre pour ses petits pains au sucre. Ce festin annuel, dont étaient privées les élèves déjà parties, était attendu avec impatience.
Si Mlle Martin et Mlle Osbourne allaient chez Sally Lunn avec les fillettes, ce n'était pas le cas de Mlle Jewell, qui les abandonnerait à mi-chemin avec son fils, David. Celui-ci bavardait joyeusement avec les deux filles qui l'encadraient, peu impressionné par le fait qu'elles étaient ses aînées de plusieurs années.
— Vous renoncez à un goûter en compagnie de douze gamines gloussantes pour prendre le thé dans l'atmosphère raffinée d'un salon élégant avec les riches et les titrés de ce monde? disait Mlle Martin à Mlle Jewell d'un ton dépité.
— J'ai été invitée, expliqua Anne en riant, et vous n'avez pas voulu reporter à demain le goûter chez Sally Lunn. Ce qui n'est pas gentil de votre part, Claudia.
— J'ai fait le choix de la prudence, rétorqua Mlle Martin. Je me serais retrouvée pendue par les pouces à l'arbre le plus proche si j'avais suggéré un tel report. Ht Suzanna et vous auriez connu le même sort. Franchement, Anne, prendre le thé avec lady Potford est une chose - après tout, elle s'est montrée très généreuse envers vous par le passé -, mais avec celte femme!
La « femme» en question était la marquise de Hall- mere, soeur du duc de Bewcastle, et anciennement lady Freyia Bedwyn. Mlle
Martin avait été la préceptrice de lady Freyia, laquelle en avait terrorisé toute une ribambelle avant elle. Toutefois, si Mlle Martin avait elle aussi donné sa démission, c'était sous le coup de l'indignation et non de la peur. Après avoir refusé du duc de Bewcastle tout dédommagement, lettre de recommandation ou moyen de transport, elle était partie à pied, en transportant la totalité de ses biens. Ce qui équivalait à un pied de nez adressé à toute la clique honnie des Bedwyn, Bewcastle et consorts.
Anne avait été invitée à prendre le thé chez lady Pot- ford, à Great Pulteney Street, parce que son petit-fils, Joshua Moore, marquis de Hallmere, y séjournait avec son épouse, la fameuse Freyia, et leurs enfants.
— Je ne pouvais pas refuser, se défendit-elle. Vous savez combien Joshua s'est montré bon pour David et moi.
Il avait été son ami au moment où le monde entier lui tournait le dos. Il l'avait même aidée financièrement durant plusieurs années, ce qui avait donné naissance à la rumeur déconcertante et totalement infondée qu'il devait être le père de David. Dire qu'il avait été bon pour elle était une litote.
Obéissant à Suzanna, les fillettes chantaient avec entrain sans se soucier des regards que leurs piaillements suscitaient parmi les passants. La sévère et rigide Mlle Martin suivait sans ciller.
— Lorsque vous avez postulé pour enseigner les mathématiques et la géographie il y a quatre ans, si j'avais soupçonné un instant que c'était sur la suggestion de cette femme, jamais je ne vous aurais engagée. Elle était passée à l'école quelques mois auparavant, avait
fouiné partout avec son air arrogant, noté, j'en suis sûre, l'usure du tapis du salon des visiteurs, et demandé si j'avais besoin de quelque chose. Quel toupet! Je l'ai envoyé promener sans tarder, je vous prie de croire.
Anne sourit. Elle avait entendu l'histoire une douzaine de fois, et tous les professeurs connaissaient la féroce antipathie que Mlle Martin nourrissait envers l'aristocratie, en particulier ceux de ses membres qui avaient la malchance de porter le titre de duc, et plus particulièrement envers le duc de
Bewcastle. Lady Hallmerc figurait en deuxième position sur sa liste noire.
— Elle a ses bons côtés, risqua Anne.
Claudia Martin émit un son qui ressemblait à un reniflement.
— Moins on en parle, de ces côtés-là et des autres, mieux je me porte. Mais ne vous méprenez pas, Anne, je ne regrette absolument pas de vous avoir engagée et je me félicite d'avoir ignoré le lien existant entre Lydmere en Cournouailles, d'où vous venez, et Penhalow où vivent le marquis de Hallmere et lady Freyia Bedwyn. Mademoiselle Osbourne, attendez!
Au son de sa voix, les fillettes se turent. Susanna se retourna et arrêta le cortège.
— Vous voilà arrivée, dit Mlle Martin en désignant l'hôtel particulier devant lequel elles s'étaient arrêtées. Eh bien, je préfère
être à ma place qu'à la vôtre, Anne. Mais passez quand même un bon moment.
David sortit du rang pour rejoindre sa mère, et le cortège se remit en marche.
— Au revoir, David ! crièrent quelques fillettes, avec une audace inhabituelle, sans doute due à l'esprit libertaire des vacances. Au revoir, mademoiselle Jewell. On va vous regretter.
Claudia Martin leva les yeux au ciel, et houspilla ses filles chéries pour qu'elles pressent un peu le pas.
Ce n'était pas la première fois qu'Anne se rendait chez lady Potford. Elle s'était présentée à son domicile quatre ans auparavant, moite de timidité en dépit de sa lettre d'introduction. Elle commençait alors tout juste à enseigner dans l'école de Mlle Martin, et, depuis, avait été invitée à plusieurs reprises.
Mais aujourd'hui, c'était différent, et tandis qu'elle baissait les yeux sur son fils après avoir laissé retomber le heurtoir, Anne vit à son expression combien il était heureux. Le marquis de Hallmere était la personne que David aimait le plus au monde, après sa mère, bien sûr. Joshua Moore s'était toujours montré très affectueux envers lui, soit à Penhallow, où Anne et David avaient été invités, soit à Bath où, profitant de l'un de ses séjours chez sa grand-mère, le marquis venait chercher David pour l'emmener en promenade. Sans parler des cadeaux que l'enfant recevait à Noël et pour son anniversaire.
Tandis qu'ils attendaient qu'on leur ouvre, Anne sourit à son fils. Dieu, qu'il grandissait vite! songea- t-elle avec regret. Ce n'était plus un petit garçon.
Il se comporta cependant comme tel dès qu'il vit le marquis descendre l'escalier, le sourire aux lèvres. David s'élança vers lui, avec toute la spontanéité d'un enfant. Deux bras puissants le happèrent et l'entraînèrent dans un tourbillon joyeux qui le fit rire aux éclats.
Anne sentit son coeur se serrer. Son fils n'avait pas manqué d'amour maternel, mais elle n'était pas parvenue à lui offrir aussi l'amour d'un père.
— Dis-moi, mon garçon, tu dois avoir fourré quelques briques dans tes chaussures, commenta le marquis en reposant David sur le sol. Tu pèses une tonne. À moins que ce soit parce que tu as grandi. Laisse-moi te regarder. Tu as... douze ans?
— Mais non! s'écria David qui jubilait visiblement.
— Ne me dis pas que tu as treize ans?
— Non ! J'ai neuf ans !
— Neuf ans? Seulement neuf ? Je suis stupéfait.
Le marquis ébouriffa les cheveux de David, puis sourit à Anne.
— Joshua, fit-elle, quelle joie de vous revoir!
Le marquis de Hallmere était grand et bien bâti. Il avait un beau visage aux traits réguliers, d'abondants cheveux blonds et des veux
bleus qui souriaient constamment. L'affection sincère qu'Anna lui portait depuis toujours avait parfois frôlé un sentiment plus romantique, mais elle ne l'avait jamais laissé virer à la passion. II avait été son ami lorsqu'il ne s'appelait que Joshua Moore et qu'elle était préceptrice chez son oncle et sa tante, et l'était resté après qu'elle avait dû les quitter. Cette amitié avait infiniment plus de valeur que ne l'aurait eue une passion non partagée.
Du reste, lorsqu'elle l'avait rencontré, elle aimait un autre homme dont elle se considérait comme la fiancée.
— Anne, fit-il en lui prenant les mains, vous êtes superbe. L'air de Bath vous réussit.
— Je vous remercie. Comment va lady Hallmere ? Et les enfants?
— Freyia est au salon. Daniel et Emily sont en haut avec leur nurse. Il faudra aller les voir avant de repartir. Daniel a répété au moins une douzaine de fois qu'il n'en pouvait plus d'attendre David... Un petit de trois ans ne peut pas faire un bon compagnon de jeux pour toi, mon garçon, mais si tu as la gentillesse de t'occuper de lui un moment, ou de le laisser s'occuper de toi, tu en feras l'enfant le plus heureux du monde.
— J'aimerais beaucoup jouer avec lui, monsieur, assura David.
— Tu es un gentil garçon, dit Joshua en lui ébouriffant de nouveau les cheveux. Mais viens d'abord au salon dire bonjour. Il n'y a que les très petits enfants qu'on emmène directement à la nursery, et tu n'entre pas dans cette catégorie, n'est-ce pas?
— Non, monsieur, répondit David tandis que Joshua proposait son bras à Anne en lui décochant un clin d'oeil.
Lady Potford et lady Hallmere les accueillirent fort aimablement.
— Vous êtes en beauté, mademoiselle Jewell, déclara lady Hallmere.
— Merci infiniment, fit Anne en s'inclinant.
Petite, dotée de traits étranges, à la fois acérés et élégants, la marquise lui avait toujours paru un peu intimidante. Au début, elle l'avait trouvée très mal assortie au gentil et débonnaire Joshua. Puis elle avait découvert que son ancienne élève, lady Prudence Moorc, la cousine de Joshua, adorait lady Freyia, et que celle-ci le lui rendait bien. Prudence avait beau souffrir d'un handicap mental, elle avait toujours été bon juge en ce qui concernait les caractères. Un beau matin, consciente que la vie de mère célibataire et de maîtresse d'école que menait Anne dans le petit village de pêcheurs de Lydmere était bien triste, lady Freyia était venue la voir et lui avait proposé d'enseigner dans l'établissement de Mlle Martin, dont elle était la bienfaitrice anonyme.
Claudia devant absolument ignorer ce fait, Anne avait juré de garder le secret.
Elle en était venue à respecter et même à admirer lady Hallmere, dont le mariage avec Joshua semblait être fondé sur un amour partagé.
Durant quelques minutes, David fut au centre de l'attention. Assis à côté de Joshua, qu'il dévorait des yeux, l'enfant répondit poliment aux questions qu'on lui posait. Puis, comme on apportait le thé, on l'envoya à la nursery où l'attendaient gâteaux et citronnade.
— Nous arrivons de Lindsey Hall, expliqua Joshua à Anne tandis qu'on servait le thé. Il y a eu une grande fête pour le baptême du fils de Bewcastle.
— J'espère que l'enfant va bien et que la duchesse s'est remise, fit Anne poliment.
— La mère et l'enfant vont très bien. Le tout nouveau marquis de Lindsey se montre déjà digne de la tribu Bedwyri. Il a des poumons vigoureux et n'hésite pas à en faire usage pour obtenir ce qu'il désire.
— Nous allons passer un mois au pays de Galles, enchaîna ladv Hallmere. Bewcastle devait se rendre dans un domaine qu'il possède là-bas et la duchesse a souhaité l'accompagner. Du coup, nous avons tous trouvé qu'il serait triste de nous séparer déjà et nous avons décidé d'y aller aussi.
— Des vacances au bord de la mer, cela ne se refuse pas, même si, en Cornouailles, nous n'en sommes pas loin non plus, observa Joshua. En outre, les Bedwyn ne se réunissent pas souvent, et nos enfants étaient si heureux d'avoir chacun quelqu'un avec qui jouer et se disputer qu'il nous a semblé cruel de les en priver.
Comme cela devait être charmant, songea Anne avec regret, d'appartenir à une famille nombreuse, soudée et bruyante. Quelles bonnes vacances devaient passer les enfants !
— L'année scolaire est terminée, mademoiselle Jewell? s'enquit lady Potford.
— Oui, madame, répondit Anne. La plupart des enfants sont parties hier.
— Vous aussi, vous allez rentrer chez vous?
— Non, madame. Je reste à l'école. Mlle Martin accueille gracieusement des pupilles dont il faut s'occuper toute l'année.
Bien sûr, il n'était pas utile que Claudia, Susanna et Anne restent toutes les trois. Mais aucune n'avait d'endroit où aller, sauf lorsque leur amie et ancienne collègue Francesca Marshall, comtesse d'Edgecombe, invitait l'une d'elles à Barclay Court, dans le Somer-set. Mais, actuellement, elle faisait une tournée de chant sur le continent.
— Vous n'êtes toujours pas rentrée chez vous, Anne? demanda Joshua.
— Non.
Pas depuis l'année qui avait précédé la naissance de David. Autant dire une éternité. Elle n'avait que dix-neuf ans à l'époque, sa soeur Sarah en avait dix- sept. Leur frère Matthew, aujourd'hui pasteur, était encore étudiant à Oxford. Anne était rentrée en Cornouailles pour l'anniversaire de Henry Arnold qui fêlait ses vingt ans. Ils avaient parlé de celui de l'année suivante, dont ils profiteraient pour se fiancer officiellement, sans qu'elle pressente qu'elle ne serait pas là pour cette occasion, et qu'elle ne reverrait jamais le jeune homme.
— Nous avons une requête à vous soumettre, Anne, dit Joshua.
— Oh?
Anne glissa un regard à lady Hallmere, puis revint sur son époux.
— Je suis de plus en plus conscient que David m'est apparenté par le sang, commença-t-il. Qu'il est mon neveu.
— Non ! protesta-t-elle en se raidissant. C'est mon fils, et c'est tout.
— Il aurait reçu mon titre et tout ce qui va avec si Albert vous avait épousée.
Anne bondit sur ses pieds, ce qui fit gicler un peu de thé dans sa soucoupe. Elle la posa sur le guéridon à côté de son fauteuil.
— David est mon fils, insista-t-elle.
— Bien sûr qu'il est votre fils, intervint lady Hallmere, d'un ton conciliant tout en scrutant son invitée. Mais là n'est pas la question. Lorsque nous avons quitté Lindsey Hall, Joshua a pensé que votre fils aimerait peut-être passer l'été en compagnie d'autres enfants, bien que ceux-ci soient, pour la plupart, beaucoup plus jeunes que lui. Il y aura quand même Davy, le fils adoptif d'Aidan et d'Eve, qui a onze ans. Ils s'agaceront peut-être d'avoir le même prénom, mais cela leur permettra d'ignorer les ordres qui ne leur plaisent pas et de prétendre qu'ils les croyaient adressés à l'autre. Alexander, le neveu de la duchesse, sera aussi là, et il a dix ans.
— Bref, nous aimerions l'emmener avec nous, conclut Joshua. Qu'en dites-vous?
Anne se mordit la lèvre et se rassit.
— Cela a toujours été l'un de mes grands soucis qu'il grandisse dans une école de filles avec des femmes pour professeurs, sauf pour les matières artistiques et la danse. Il est le chouchou de ces dames et chacune le gâte à sa façon, j'ai donc beaucoup de chance. Mais il voit peu de messieurs, et pas du tout de garçons.
— J'en suis bien conscient, fit Joshua. J'ai d'ailleurs l'intention de l'envoyer dans un pensionnat quand il sera plus grand, avec votre permission, bien sûr. Mais, en attendant, il serait bon qu'il ait plus de contacts avec d'autres enfants. Daniel et Emily sont beaucoup plus jeunes que lui, mais ce sont ses cousins germains. Et tous les autres enfants Bedwyn lui sont apparentés. Je n'insisterai pas sur ce point puisqu'il vous met mal à l'aise, mais c'est un fait. L'autorisez-vous à nous accompagner, Anna?
La jeune femme .sentit la panique lui nouer l'estomac. Elle ne s'était jamais séparée de David plus de quelques heures. Il lui appartenait. Elle savait, bien sûr, qu'elle le perdrait dans un avenir plus ou moins proche. Comment le priver d'une bonne scolarité avec des garçons de son âge? Mais fallait-il que ce soit si tôt? Devait-elle renoncer à lui un mois entier, ou même plus?
D'un autre côté, comment refuser? Elle n'ignorait pas que si l'on posait la question à David, il la supplierait d'accepter.
Elle se rendit soudain compte que ses mains tremblaient. Pour la première fois depuis qu'elle connaissait Joshua, c'est-à-dire plus de dix ans, elle lui en voulut, en particulier de son insistance à revendiquer sa parenté avec David.
David était son fils à elle, point final.
— Mademoiselle Jewell, un enfant de neuf ans est trop jeune pour être séparé de sa mère, intervint la marquise. Et, bien que mes enfants soient plus petits, je suis convaincue qu'aucune mère n'est prête à se séparer d'un enfant de cet âge. Ce qui implique que vous aussi devez venir.
— Cela tombe sous le sens, renchérit lady Potford. Votre présence à l'école est-elle absolument nécessaire durant l'été, mademoiselle Jewell ?
— Non, madame. Mlle Martin et Mlle Osbourne seront là de toute façon.
— Alors, c'est arrangé ! déclara Joshua avec entrain. David et vous allez venir. Daniel sera dans un tel état d'excitation qu'il nous faudra peut-être le ligoter. C'est entendu, n'est-ce pas, vous venez?
— Mais comment le puis-je ? objecta-t-elle, embarrassée. Il s'agit de la demeure du duc de Bewcastle, et il ne m'a pas invitée.
— Allons donc ! fit lady Hallmere en écartant ce détail d'un geste désinvolte de la main. C'est une demeure Bedwyn, et je suis une Bedwyn. C'est aussi une très grande maison, il y a de la place pour tout le monde. Vous devez venir!
Le duc de Bewcastle avait la réputation d'être l'un des aristocrates les plus froids et les plus hautains du pays. Et les Bedwyn étaient issus d'une longue lignée connue dans toute l'Angleterre. Tandis qu'elle-même était la fille d'un gentleman de peu d'importance en dehors de son environnement immédiat. Elle avait été préceptrice, et enseignait les mathématiques et la géographie. C'était très respectable, mais cela n'annulait pas le fait qu'elle était la mère célibataire d'un fils illégitime.
Franchement, comment pourrait-elle...
— Nous n'accepterons pas de refus, déclara lady Hallmere en pointant vers Anne son nez légèrement proéminent. Aussi,
résignez-vous à regagner l'école après le thé afin de préparer vos bagages.
La maison de Cornouailles était vaste, les Bedwyn étaient nombreux, tous étaient mariés et avaient des enfants. Il serait donc facile de rester à l'écart. Elle consacrerait l'essentiel de son temps à se rendre utile dans la nursery. David profiterait de la liberté que procurent un grand parc et la proximité de la mer et, plus important encore, il aurait des compagnons de jeux, dont certains étaient des garçons de son âge. Enfin, il pourrait s'abandonner à l'adoration qu'il portait à Joshua, son modèle d'homme adulte.
Elle ne pouvait décemment pas le priver de tout cela.
— Très bien, dit-elle. Nous viendrons. Je vous remercie.
— Splendide! s'exclama Joshua en se frottant les mains d'un air enchanté.
Tandis qu'elle regagnait l'école peu après, Anna ne put s'empêcher de se demander si elle avait eu raison d'accepter. Mais il était trop tard pour se raviser. Joshua avait déjà annoncé la nouvelle à David et à Daniel et, à présent, son fils sautillait à côté d'elle en babillant d'une voix excitée qui lui attirait des coups d'oeil amusés des passants.
— On va faire du bateau, et nager, et escalader les falaises, disait-il. Et on construira des châteaux de sable, on jouera au cricket, on grimpera aux arbres et on jouera aux pirates. Davy sera là, lui aussi. Vous vous souvenez de lui, maman ? C'était il y a des années et des années, avant qu'on vienne à Bath. Il y aura aussi un garçon qui s'appelle Alexander. Et des filles. Je me souviens de Becky. Pas
vous? Et les plus petits auront besoin qu'on joue avec eux, et ça, ça ne m'ennuie pas du tout. J'aime beaucoup Daniel. Il me suit partout comme si j'étais un héros. C'est vraiment mon cousin ?
— Non, trancha Anne. Mais il est vrai qu'à ses yeux, tu es un héros. Tu es un grand garçon de neuf ans.
— Ça va être follement amusant ! assura-t-il comme ils atteignaient l'école. Laissez-moi l'annoncer, maman.
Ce qu'il fit dès qu'il vit le portier, lequel manifesta son émerveillement en s'exclamant aux bons moments.
— Oui, confirma Anna. Nous allons passer 1'été au pays de Galles, monsieur Keeble.
Déjà, David s'était élancé vers l'escalier pour aller répandre la nouvelle.
— Vous allez faire quoi ? s'écria Claudia Martin.
Les élèves avaient regagné l'école et s'étaient rassemblées en petits groupes bavards qui, en passant devant Anne, l'avaient plainte d'avoir manqué un festin pareil et avaient affirmé être incapables de manger quoi que ce soit avant le lendemain.
La question de Claudia était de pure forme, bien sûr, car elle n'était pas le moins du monde sourde. Pas une mèche ne s'était échappée de son chignon austère, et elle était aussi fraîche et nette que si elle avait passé l'après-midi dans cette pièce. Affalée dans un fauteuil, Susanna se remettait de leur longue promenade dans la chaleur estivale, s'éventant à l'aide de son chapeau de paille.
— Je vais faire un séjour d'un mois environ au pays de Galles, répéta Anne. Si vous pouvez vous passer de moi, bien sûr. Il paraît que c'est une belle région. Et cela fera du bien à David de respirer l'air de la mer et de rencontrer des enfants de tout âge, garçons et filles.
— Et ces enfants sont des Bedwyn? s'enquit Claudia du ton qu'elle aurait pris pour nommer une espèce particulièrement ignoble de vermine. Et votre hôte sera le duc de Bewcastle ?
— Je ne le verrai sans doute même pas, dit Anne. Et je n'aurai probablement aucun contact avec les Bedwyn. Il y aura beaucoup d'enfants. Je vais passer tout mon temps à m'occuper d'eux clans la nursery et la salle de classe.
— Ils ont sûrement assez de nounous, de gouvernantes et de précepteurs pour cela.
— Dans ce cas, une personne de plus ne se remarquera pas. Je pouvais difficilement refuser, Claudia. Joshua a été très bon pour nous, et David l'adore.
— Je plains cet homme de tout mon coeur, déclara Mlle Martin. Ce doit être une douloureuse épreuve que d'être marié à cette femme-là.
— Et d'avoir le duc de Bewcastle pour beau-frère, renchérit Susanna, qui profita de ce que Claudia ne la regardait pas pour décocher un clin d'oeil à l'adresse d'Anne. Quel dommage qu'il soit marié! Je vous aurais volontiers accompagnée, et je l'aurais séduit. Car c'est mon objectif dans la vie que d'épouser un duc, je vous l'ai déjà dit, n'est-ce pas?
Claudia émit un reniflement méprisant, avant de glousser.
— À force de m'arracher les cheveux d'inquiétude, vous me rendrez chauve avant mes quarante ans, toutes les deux.
— Je vous envie, Anne, avoua Susanna en se redressant. L'idée de passer un mois au bord de la mer est très séduisante, non ? Si cela vous ennuie d'accompagner David, je m'en chargerai sans problème. Lui et moi sommes très amis.
Ses yeux pétillaient, mais Anne y discerna cependant une ombre de tristesse. Susanna avait vingt- deux ans. C'était une ravissante jeune femme, mince, les cheveux auburn et les yeux verts. À tout juste douze ans, elle avait été recueillie par l'école après avoir tenté vainement de tricher sur son âge pour se faire embaucher comme femme de chambre. Six ans plus tard, Mlle Martin lui avait proposé de rester, et elle avait remarquablement réussi la transition d'élève à professeur. Anne ne savait pas grand-chose de sa vie d'avant. Seule certitude : Suzanna était seule au monde. Bien que tous les hommes se retournassent sur elle dans la rue, elle n'avait jamais eu de soupirant attitré. En dépit de son caractère enjoué, il y avait en elle un fond de mélancolie que seule une amie proche pouvait percevoir.
— Anne, vous êtes sûre et certaine que vous ne préférez pas rester ici cet été ? insista Claudia. Mais non, évidemment. Et vous avez raison. David a besoin de la compagnie d'autres enfants, surtout des garçons, et c'est l'occasion ou jamais. Allez-y, je vous donne ma bénédiction - non pas que vous en ayez besoin -, et essayez de vous tenir autant à distance des adultes Bedwyn que vous le feriez de la peste.
— Je vous le jure, déclara Anne en levant solennellement la main droite. Mais, rassurez-vous, c'est probablement l'inverse qui se
produira.