Il y a quelqu'un
dans la chambre, elle en est sûre. Blottie de peur dans son lit,
Anna distingue une haute silhouette masculine, drapée dans une cape
noire. Un cambrioleur ! S'il la découvre, il la tuera.
Le
résumé:
Il y a quelqu'un
dans la chambre, elle en est sûre. Blottie de peur dans son lit,
Anna distingue une haute silhouette masculine, drapée dans une cape
noire. Un cambrioleur ! S'il la découvre, il la tuera. À ce moment
précis, l'inconnu lève les yeux sur elle. Un sourire narquois aux
lèvres, il s'avance, menaçant. Anna bondit vers la porte. D'un
mouvement vif, il la plaque contre son torse pour étouffer ses cris.
- Je ne te tuerai pas, du moins pas toute suite… Déjà, l'homme
écrase ses lèvres d'un baiser impérieux. Jamais Paul, son mari, ne
l'a embrassée ainsi… Son corps s'enflamme, secoué par une onde de
désir. Incapable de résister, Anna se laisse emporter… Comment
peut-elle se douter que cette étrange passion la conduira jusqu'à
l'île de Ceylan ?
L'extrait :
Devenir la maltresse
de Graham ou mourir de
faim: entre ces deux maux, Anna Traverne était
condamnée à choisir le moindre. Un choix très
simple, songeait tristement la jeune femme.
Si elle avait été seule, Anna aurait choisi de
mourir de faim. Mais il y avait sa petite Charlotte...
L'amour maternel l'aiderait certainement
à ravaler sa fierté, son sens moral et surtout le
dégoût physique que lui inspirait Graham. Pas
question, en effet, de laisser jeter dehors, dans un
monde hostile et glacé, une fillette de cinq ans !
L'idée de coucher avec son beau-frère, de souffrir
que cet individu promène les mains sur elle,
qu'il pénètre son corps la rendait malade
d'avance.
— Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-moi à
m'en sortir !
En bonne fille de pasteur, Anna se mettait tout
naturellement à prier dans les situations désespérées.
Or cette nuit-là, elle pria sans grand espoir.
Anna ne croyait plus aux miracles tant elle s'était
usée en prières durant la poignante agonie de son
mari, Paul Traverne. A ses funérailles, elle s'était
effondrée. Depuis, ni la haine, ni la peur, ni
l'affection, ni même la douleur ne l'affectaient. Un
brouillard gris et froid noyait son existence.
Paul était mort six mois auparavant, à Ceylan
où il avait émigré avec Anna. Une fois veuve, la
jeune femme avait regagné l'Angleterre. Elle
vivait depuis trois mois à Gordon Hall où l'hébergeait
Graham Traverne, son beau-frère, qui la
poursuivait de ses assiduités. Graham s'était montré
subtil, au début, et Anna pensait se tromper
sur les motivations qui le poussaient à l'embrasser,
à la serrer contre lui avec un enthousiasme
exagéré. Prodiguer des caresses à la veuve,
n'était-ce pas une façon de jeter un sort à sa douleur?
Mais elle connaissait trop bien Graham, et
depuis trop longtemps pour rester dupe de son
manège.
Car Graham la convoitait depuis l'enfance,
depuis l'époque où ils jouaient tous les trois
ensemble, elle, la fille du pasteur du village et eux,
les fils du riche, du puissant lord Ridley, baron de
Gordon Hall. Graham n'en voulait qu'à son corps.
Paul avait gagné son coeur. Anna n'avait jamais eu
d'ami plus cher que ce garçon de son âge. Le
mariage avait à peine modifié leur relation. Union
heureuse que la leur, emplie d'affection et de respect,
sans surprise tant ils se connaissaient intimement.
Anna avait cru que cela durerait toujours,
que leur amour trouverait le temps de mûrir.
Et puis, brutalement, à l'âge de vingt-quatre ans,
Paul mourait.
Avec sa mort, l'existence d'Anna et de leur fille
Charlotte avait basculé.
Contrairement à Graham, trapu comme un taureau,
Paul, jeune homme élancé, avait le teint
aussi clair, les cheveux d'un blond aussi pâle que
ceux d'Anna, de sorte qu'on les croyait souvent
frère et soeur au lieu de mari et femme. Malgré
une apparence frêle, Paul avait toujours paru en
bonne santé. Or les apparences sont souvent trompeuses,
comme le lui avait révélé le médecin de
Ceylan qui avait assisté Paul sur son lit de mort.
Si elle avait pu prévoir... S'ils avaient su, jamais
ils ne se seraient embarqués pour Ceylan, jamais
ils n'auraient fait ce pied de nez à leur univers
familier et aux Ridley. Mais comment agir autrement?...
Paul et Anna s'étaient en effet mariés en
cachette. Le tyrannique lord Ridley, tout autant
que Graham, avait écumé de rage devant ce défi
lancé à son autorité. Le vieux lord protestait
qu'une simple fille de pasteur n'est pas un parti
convenable pour le fils d'un baron et il avait chassé
les jeunes mariés. Graham, lui, avait été furieux
qu'Anna lui échappe. Il avait remarqué, bien avant
son départ pour Ceylan, que la fillette qui jouait
avec eux à Gordon Hall s'épanouissait en une
jeune femme terriblement désirable. Un an avant le
mariage, il avait même tenté, par des manoeuvres
tantôt franches, tantôt retorses, de l'attirer dans
son lit. Anna, qui le trouvait déjà répugnant, avait
été ravie de lui glisser entre les doigts.
Après ce mariage, le baron avait donc banni son
fils, laissant le couple pratiquement sans un sou, à
l'exception du maigre héritage de la défunte
baronne qui avait légué à Paul la plantation de thé
où elle avait passé son enfance, à Ceylan.
La jeunesse et la fougue aidant, Anna et Paul
s'étaient moqués de la malchance tant ils étaient
amoureux. Ils avaient décidé de se lancer dans la
culture du thé et de se débrouiller par leurs
propres moyens. Ceylan ! Quelle merveilleuse
aventure, au début ! Anna s'était exaltée de l'étran-
geté de leur patrie d'adoption. Malheureusement,
la touffeur humide du climat n'avait rien valu à
Paul. Après la naissance de Charlotte, les attaques
répétées d'une série de fièvres l'avaient amaigri,
accentuant sa pâleur. Quand Anna, contre le gré
de son mari, avait fini par appeler le médecin, ce
dernier avait trouvé anormal que cette fièvre tropicale
bénigne ait tué son patient. Il avait attribué
la mort à une fragilité cardiaque congénitale.
— Pourquoi ne pas être rentrés en Angleterre
dès qu'on s'est rendu compte qu'il ne supportait
pas le climat ? murmura Anna qui se sentait coupable.
Sans ce mariage, Paul vivrait encore ; il n'aurait
pas été chassé du manoir de Gordon Hall. Ce sentiment
de culpabilité errait toujours aux frontières
de sa conscience car, d'une certaine façon,
c'étaient le vieux lord Ridley et elle qui avaient tué
Paul.
Anna fut secouée d'un frisson. Un courant d'air
froid, venu d'on ne sait où... Elle remonta sur sa
gorge le châle jeté sur son vêtement de nuit.
Nichée au creux d'une des vastes bergères à
oreilles de cuir placées devant lè maigre feu
qu'elle avait allumé dans la bibliothèque, elle avait
été bien au chaud. Jusqu'à ce courant d'air
glacé... D'où provenait-il ? Anna était certaine
d'avoir refermé la porte. Les fenêtres de cette
pièce du premier étage étaient closes, les rideaux
de velours poussiéreux soigneusement tirés.
Alors ?
— Paul?
A l'instant où ce nom passait ses lèvres, à peine
plus qu'un souffle, Anna se trouva absurde. Pourtant
elle ne put s'empêcher de s'abandonner à son
imagination: et si, par ce contact glacé, le fan-
tome de Paul lui annonçait sa visite ? Elle souffrait
tant de la solitude que son ombre même eût été la
bienvenue; elle aurait eu quelqu'un à qui confier
son fardeau, rien qu'un peu...
Anna était au bord du désespoir. Nul ne s'en
souciait. Orpheline, veuve chargée d'une petite
fille, il ne lui restait que Graham puisque le vieux
lord Ridley était décédé un mois à peine avant
Paul, le cadet. Graham... Il eût mieux valu n'avoir
personne. Quand il lui avait proposé de s'installer
à demeure chez lui avec Charlotte, elle aurait dû
se méfier. Mais comment refuser alors qu'il ne lui
restait plus rien ? Tout, jusqu'à la plantation, était
revenu à Graham au décès de Paul, conformément
aux termes du testament de lady Ridley.
Maintenant, au manoir, la disparition du vieux
lord exécrable donnait le pouvoir absolu à son
aîné, son portrait craché.
Une minute... deux minutes s'écoulèrent. Le
fantôme ne se montrait pas. Les épaules de la
jeune femme s'affaissèrent, sa nuque retomba sur
le cuir lisse qui lui servait d'appui. Personne pour
l'aider, la conseiller, l'arracher à l'atrocité d'un
sort inévitable. Elle pouvait certes retarder le supplice
en allant se cacher comme cette nuit mais
tôt ou tard...
— Je ne peux pas ! C'est plus fort que moi.
Déjà les larmes lui obscurcissaient la vue. Elle
ferma les paupières très fort, mouvement de
défense dérisoire, et sous l'ample chemise de nuit
blanche remonta les genoux à son menton pour
les enlacer. Rien ne sert de pleurer... Les larmes
ne ramènent pas les morts, autrement Paul serait
revenu à la vie depuis longtemps.
Tout à coup, un bruit de pas furtifs derrière la
bergère... Anna rouvrit les yeux. Paul? Mais non,
bien sûr que non. Les fantômes, comme les feux
follets, flottent dans l'espace ; ils ne marchent pas
et ne font donc pas grincer le parquet.
S'il y avait quelqu'un dans la bibliothèque, et
son instinct lui soufflait qu'elle n'était pas seule,
ce n'était pas un spectre. Qui, alors ?
Graham, qui s'apprêtait à l'agresser? Anna frémit
d'horreur. Elle se recroquevilla, se fit toute
petite au creux du grand fauteuil. Dans la
pénombre ambiante, avec ce siège tourné vers la
cheminée, l'abritant de la pièce de son large dossier,
réussirait-elle à passer inaperçue ? Peut-être.
Pas sûr. Pas si c'était Graham qui venait d'entrer.
Et s'il se trouvait dans la bibliothèque désaffectée
à une heure pareille, c'est qu'il était à la poursuite
d'Anna.
Dès qu'au manoir on s'était retiré pour la nuit,
la jeune femme avait filé de sa chambre en catimini,
déterminée à échapper à son beau-frère, au
cas où il aurait décidé de l'y rejoindre. Fermer la
porte à clé? Inutile: Graham en possédait un
double. La preuve, la nuit précédente, elle avait
été réveillée par ce mufle qui se glissait à côté
d'elle dans son lit. Ce n'est qu'après une lutte
épuisante au bout de laquelle Anna avait menacé
d'alerter son épouse en se mettant à hurler que
Graham avait renoncé à la violer.
Mais pas avant de la menacer, si elle refusait
encore de coucher avec lui, de la chasser du
manoir, elle et sa fille.
Le sort en était-il jeté ? Etait-ce cette nuit qu'il la
forcerait? Anna supplia le ciel de lui envoyer un
miracle. Rien qu'un petit miracle, une ombre de
miracle qui la sauve des griffes de Graham et lui
donne de quoi subsister avec Charlotte. Est-ce
trop demander lorsqu'on a été dépouillé de tout?
On marchait à nouveau... Un pas totalement
différent de la démarche assurée de Graham. Soudain,
du coin de l'oeil, elle vit apparaître un
homme. Un individu de haute taille... vêtu d'une
longue cape noire que faisait flotter le courant
d'air... un homme qui glissa à côté du fauteuil
aussi silencieusement que le spectre qu'il n'était
pas.
Anna se pétrifia, cessa de respirer. Son regard
se riva sur lui..., sur cet homme qu'elle n'avait
jamais vu de sa vie.
Grand, les cheveux très noirs, son apparence
massive lui venait de cette cape que soulevait le
courant d'air entrant par la porte maintenant
entrouverte. La porte du palier qu'Anna avait pris
grand soin de refermer! Comment expliquer la
présence de cet inconnu au manoir puisqu'on n'y
avait invité personne ? II était bien prévu de donner
une réception pour fêter ce Noël 1832, d'ici
deux semaines, mais les visiteurs n'arriveraient
pas avant plusieurs jours. En outre, cet homme
n'avait pas le genre des amis de Graham, une
clique aussi bornée que lui, aussi obsédée d'élégance
maniérée et de dandysme.
Il ne s'agissait pas non plus d'un domestique.
Seule explication possible : Anna se retrouvait nez
à nez avec un cambrioleur.
Se mettre à hurler, voilà ce qu'il aurait fallu
faire sans attendre. Mais c'était terriblement risqué.
Cela signalerait sa présence au bandit tout
proche qui aurait amplement le temps de lui
régler son compte avant l'arrivée des secours.
Ensuite, crier, c'était attirer Graham en même
temps que les défenseurs. Or Anna préférait se
dépêtrer d'un cambrioleur que de son beau-frère.
Restait à espérer que ce voleur ne se double pas
d'un assassin.
Recroquevillée dans le fauteuil, sans oser respirer,
Anna ne le quittait pas des yeux.
faim: entre ces deux maux, Anna Traverne était
condamnée à choisir le moindre. Un choix très
simple, songeait tristement la jeune femme.
Si elle avait été seule, Anna aurait choisi de
mourir de faim. Mais il y avait sa petite Charlotte...
L'amour maternel l'aiderait certainement
à ravaler sa fierté, son sens moral et surtout le
dégoût physique que lui inspirait Graham. Pas
question, en effet, de laisser jeter dehors, dans un
monde hostile et glacé, une fillette de cinq ans !
L'idée de coucher avec son beau-frère, de souffrir
que cet individu promène les mains sur elle,
qu'il pénètre son corps la rendait malade
d'avance.
— Mon Dieu, je vous en supplie, aidez-moi à
m'en sortir !
En bonne fille de pasteur, Anna se mettait tout
naturellement à prier dans les situations désespérées.
Or cette nuit-là, elle pria sans grand espoir.
Anna ne croyait plus aux miracles tant elle s'était
usée en prières durant la poignante agonie de son
mari, Paul Traverne. A ses funérailles, elle s'était
effondrée. Depuis, ni la haine, ni la peur, ni
l'affection, ni même la douleur ne l'affectaient. Un
brouillard gris et froid noyait son existence.
Paul était mort six mois auparavant, à Ceylan
où il avait émigré avec Anna. Une fois veuve, la
jeune femme avait regagné l'Angleterre. Elle
vivait depuis trois mois à Gordon Hall où l'hébergeait
Graham Traverne, son beau-frère, qui la
poursuivait de ses assiduités. Graham s'était montré
subtil, au début, et Anna pensait se tromper
sur les motivations qui le poussaient à l'embrasser,
à la serrer contre lui avec un enthousiasme
exagéré. Prodiguer des caresses à la veuve,
n'était-ce pas une façon de jeter un sort à sa douleur?
Mais elle connaissait trop bien Graham, et
depuis trop longtemps pour rester dupe de son
manège.
Car Graham la convoitait depuis l'enfance,
depuis l'époque où ils jouaient tous les trois
ensemble, elle, la fille du pasteur du village et eux,
les fils du riche, du puissant lord Ridley, baron de
Gordon Hall. Graham n'en voulait qu'à son corps.
Paul avait gagné son coeur. Anna n'avait jamais eu
d'ami plus cher que ce garçon de son âge. Le
mariage avait à peine modifié leur relation. Union
heureuse que la leur, emplie d'affection et de respect,
sans surprise tant ils se connaissaient intimement.
Anna avait cru que cela durerait toujours,
que leur amour trouverait le temps de mûrir.
Et puis, brutalement, à l'âge de vingt-quatre ans,
Paul mourait.
Avec sa mort, l'existence d'Anna et de leur fille
Charlotte avait basculé.
Contrairement à Graham, trapu comme un taureau,
Paul, jeune homme élancé, avait le teint
aussi clair, les cheveux d'un blond aussi pâle que
ceux d'Anna, de sorte qu'on les croyait souvent
frère et soeur au lieu de mari et femme. Malgré
une apparence frêle, Paul avait toujours paru en
bonne santé. Or les apparences sont souvent trompeuses,
comme le lui avait révélé le médecin de
Ceylan qui avait assisté Paul sur son lit de mort.
Si elle avait pu prévoir... S'ils avaient su, jamais
ils ne se seraient embarqués pour Ceylan, jamais
ils n'auraient fait ce pied de nez à leur univers
familier et aux Ridley. Mais comment agir autrement?...
Paul et Anna s'étaient en effet mariés en
cachette. Le tyrannique lord Ridley, tout autant
que Graham, avait écumé de rage devant ce défi
lancé à son autorité. Le vieux lord protestait
qu'une simple fille de pasteur n'est pas un parti
convenable pour le fils d'un baron et il avait chassé
les jeunes mariés. Graham, lui, avait été furieux
qu'Anna lui échappe. Il avait remarqué, bien avant
son départ pour Ceylan, que la fillette qui jouait
avec eux à Gordon Hall s'épanouissait en une
jeune femme terriblement désirable. Un an avant le
mariage, il avait même tenté, par des manoeuvres
tantôt franches, tantôt retorses, de l'attirer dans
son lit. Anna, qui le trouvait déjà répugnant, avait
été ravie de lui glisser entre les doigts.
Après ce mariage, le baron avait donc banni son
fils, laissant le couple pratiquement sans un sou, à
l'exception du maigre héritage de la défunte
baronne qui avait légué à Paul la plantation de thé
où elle avait passé son enfance, à Ceylan.
La jeunesse et la fougue aidant, Anna et Paul
s'étaient moqués de la malchance tant ils étaient
amoureux. Ils avaient décidé de se lancer dans la
culture du thé et de se débrouiller par leurs
propres moyens. Ceylan ! Quelle merveilleuse
aventure, au début ! Anna s'était exaltée de l'étran-
geté de leur patrie d'adoption. Malheureusement,
la touffeur humide du climat n'avait rien valu à
Paul. Après la naissance de Charlotte, les attaques
répétées d'une série de fièvres l'avaient amaigri,
accentuant sa pâleur. Quand Anna, contre le gré
de son mari, avait fini par appeler le médecin, ce
dernier avait trouvé anormal que cette fièvre tropicale
bénigne ait tué son patient. Il avait attribué
la mort à une fragilité cardiaque congénitale.
— Pourquoi ne pas être rentrés en Angleterre
dès qu'on s'est rendu compte qu'il ne supportait
pas le climat ? murmura Anna qui se sentait coupable.
Sans ce mariage, Paul vivrait encore ; il n'aurait
pas été chassé du manoir de Gordon Hall. Ce sentiment
de culpabilité errait toujours aux frontières
de sa conscience car, d'une certaine façon,
c'étaient le vieux lord Ridley et elle qui avaient tué
Paul.
Anna fut secouée d'un frisson. Un courant d'air
froid, venu d'on ne sait où... Elle remonta sur sa
gorge le châle jeté sur son vêtement de nuit.
Nichée au creux d'une des vastes bergères à
oreilles de cuir placées devant lè maigre feu
qu'elle avait allumé dans la bibliothèque, elle avait
été bien au chaud. Jusqu'à ce courant d'air
glacé... D'où provenait-il ? Anna était certaine
d'avoir refermé la porte. Les fenêtres de cette
pièce du premier étage étaient closes, les rideaux
de velours poussiéreux soigneusement tirés.
Alors ?
— Paul?
A l'instant où ce nom passait ses lèvres, à peine
plus qu'un souffle, Anna se trouva absurde. Pourtant
elle ne put s'empêcher de s'abandonner à son
imagination: et si, par ce contact glacé, le fan-
tome de Paul lui annonçait sa visite ? Elle souffrait
tant de la solitude que son ombre même eût été la
bienvenue; elle aurait eu quelqu'un à qui confier
son fardeau, rien qu'un peu...
Anna était au bord du désespoir. Nul ne s'en
souciait. Orpheline, veuve chargée d'une petite
fille, il ne lui restait que Graham puisque le vieux
lord Ridley était décédé un mois à peine avant
Paul, le cadet. Graham... Il eût mieux valu n'avoir
personne. Quand il lui avait proposé de s'installer
à demeure chez lui avec Charlotte, elle aurait dû
se méfier. Mais comment refuser alors qu'il ne lui
restait plus rien ? Tout, jusqu'à la plantation, était
revenu à Graham au décès de Paul, conformément
aux termes du testament de lady Ridley.
Maintenant, au manoir, la disparition du vieux
lord exécrable donnait le pouvoir absolu à son
aîné, son portrait craché.
Une minute... deux minutes s'écoulèrent. Le
fantôme ne se montrait pas. Les épaules de la
jeune femme s'affaissèrent, sa nuque retomba sur
le cuir lisse qui lui servait d'appui. Personne pour
l'aider, la conseiller, l'arracher à l'atrocité d'un
sort inévitable. Elle pouvait certes retarder le supplice
en allant se cacher comme cette nuit mais
tôt ou tard...
— Je ne peux pas ! C'est plus fort que moi.
Déjà les larmes lui obscurcissaient la vue. Elle
ferma les paupières très fort, mouvement de
défense dérisoire, et sous l'ample chemise de nuit
blanche remonta les genoux à son menton pour
les enlacer. Rien ne sert de pleurer... Les larmes
ne ramènent pas les morts, autrement Paul serait
revenu à la vie depuis longtemps.
Tout à coup, un bruit de pas furtifs derrière la
bergère... Anna rouvrit les yeux. Paul? Mais non,
bien sûr que non. Les fantômes, comme les feux
follets, flottent dans l'espace ; ils ne marchent pas
et ne font donc pas grincer le parquet.
S'il y avait quelqu'un dans la bibliothèque, et
son instinct lui soufflait qu'elle n'était pas seule,
ce n'était pas un spectre. Qui, alors ?
Graham, qui s'apprêtait à l'agresser? Anna frémit
d'horreur. Elle se recroquevilla, se fit toute
petite au creux du grand fauteuil. Dans la
pénombre ambiante, avec ce siège tourné vers la
cheminée, l'abritant de la pièce de son large dossier,
réussirait-elle à passer inaperçue ? Peut-être.
Pas sûr. Pas si c'était Graham qui venait d'entrer.
Et s'il se trouvait dans la bibliothèque désaffectée
à une heure pareille, c'est qu'il était à la poursuite
d'Anna.
Dès qu'au manoir on s'était retiré pour la nuit,
la jeune femme avait filé de sa chambre en catimini,
déterminée à échapper à son beau-frère, au
cas où il aurait décidé de l'y rejoindre. Fermer la
porte à clé? Inutile: Graham en possédait un
double. La preuve, la nuit précédente, elle avait
été réveillée par ce mufle qui se glissait à côté
d'elle dans son lit. Ce n'est qu'après une lutte
épuisante au bout de laquelle Anna avait menacé
d'alerter son épouse en se mettant à hurler que
Graham avait renoncé à la violer.
Mais pas avant de la menacer, si elle refusait
encore de coucher avec lui, de la chasser du
manoir, elle et sa fille.
Le sort en était-il jeté ? Etait-ce cette nuit qu'il la
forcerait? Anna supplia le ciel de lui envoyer un
miracle. Rien qu'un petit miracle, une ombre de
miracle qui la sauve des griffes de Graham et lui
donne de quoi subsister avec Charlotte. Est-ce
trop demander lorsqu'on a été dépouillé de tout?
On marchait à nouveau... Un pas totalement
différent de la démarche assurée de Graham. Soudain,
du coin de l'oeil, elle vit apparaître un
homme. Un individu de haute taille... vêtu d'une
longue cape noire que faisait flotter le courant
d'air... un homme qui glissa à côté du fauteuil
aussi silencieusement que le spectre qu'il n'était
pas.
Anna se pétrifia, cessa de respirer. Son regard
se riva sur lui..., sur cet homme qu'elle n'avait
jamais vu de sa vie.
Grand, les cheveux très noirs, son apparence
massive lui venait de cette cape que soulevait le
courant d'air entrant par la porte maintenant
entrouverte. La porte du palier qu'Anna avait pris
grand soin de refermer! Comment expliquer la
présence de cet inconnu au manoir puisqu'on n'y
avait invité personne ? II était bien prévu de donner
une réception pour fêter ce Noël 1832, d'ici
deux semaines, mais les visiteurs n'arriveraient
pas avant plusieurs jours. En outre, cet homme
n'avait pas le genre des amis de Graham, une
clique aussi bornée que lui, aussi obsédée d'élégance
maniérée et de dandysme.
Il ne s'agissait pas non plus d'un domestique.
Seule explication possible : Anna se retrouvait nez
à nez avec un cambrioleur.
Se mettre à hurler, voilà ce qu'il aurait fallu
faire sans attendre. Mais c'était terriblement risqué.
Cela signalerait sa présence au bandit tout
proche qui aurait amplement le temps de lui
régler son compte avant l'arrivée des secours.
Ensuite, crier, c'était attirer Graham en même
temps que les défenseurs. Or Anna préférait se
dépêtrer d'un cambrioleur que de son beau-frère.
Restait à espérer que ce voleur ne se double pas
d'un assassin.
Recroquevillée dans le fauteuil, sans oser respirer,
Anna ne le quittait pas des yeux.