"La
perfection est un sale boulot,
mais il faut bien que quelqu'un se le
coltine"
Charley Davidson
est détective privée et faucheuse. Son boulot consiste à
convaincre les morts « d’aller vers la lumière ». Mais ce n’est
pas toujours si simple : parfois Charley doit les aider à accomplir
quelque chose avant qu’ils acceptent de s’en aller, comme
retrouver l’assassin de ces trois avocats. Ce qui ne serait pas un
problème si Charley ne passait pas son temps à faire des rêves
érotiques provoqués par une entité qui la suit depuis toujours…
Or, il se pourrait que l’homme de ses rêves ne soit pas mort. Il
pourrait même être tout à fait autre chose…
(1ère rencontre entre Charley et Reyes) :
Juste
à ce moment-là, je remarquai un gamin blotti sous les marches de
l'école. Il portait un tee-shirt plus ou moins blanc et un Jean
sale. Il n'avait pas de manteau, mais il ne tremblait pas. Le climat
n'affectait pas les défunts.
—Salut,
lui dis-je en me rapprochant.
Il
leva les yeux, visiblement choqué.
—Tu
peux me voir ?
— Bien
sûr.
— Personne
ne peut.
—Moi,
si. Je m'appelle Charley Davidson.
—Comme
la moto ?
— En
quelque sorte, répondis-je en souriant.
— Pourquoi
tu brilles comme ça ? demanda-t’il en plissant les yeux.
—Je
suis une faucheuse. Mais, t'inquiète pas, c'est pas aussi terrible
que ça en a l'air.
La
peur s'insinua quand même dans ses yeux. —Je ne veux pas aller en
enfer.
— En
enfer ? dis-je en m'asseyant à côté de lui et en ignorant les
soupirs de Gemma, furieuse que je recommence à parler toute seule.
Crois-moi, mon chou, si tu avais été retenu pour une entrevue en
tête à tête avec le Mal incarné, tu ne serais pas là.
Le
soulagement adoucit son regard expressif.
—Alors,
tu aimes traîner dans le coin ? lui demandai-je.
Je
ne mis pas longtemps à apprendre qu'il s'appelait Ange, récemment
décédé à l'âge de treize ans parce qu'il traînait avec un gang
et qu'il s'était pris une balle de neuf millimètres dans la
poitrine lors d'une fusillade en voiture. C'était lui le chauffeur.
Il s'était racheté, à mes yeux, en expliquant qu'il ignorait que
son ami allait tuer le fils de puta qui empiétait
sur leur territoire jusqu'à ce que les balles se mettent à voler.
Afin d'arrêter son ami, Ange avait volontairement accidenté la
voiture de sa mère, puis il avait tenté de récupérer l'arme. Au
final, une seule personne était morte cette nuit-là.
Pendant
que j'étais occupée à lui faire la leçon sur les gilets
pare-balles, une scène à une lointaine fenêtre attira mon
attention. Je sortis de l'ombre pour mieux voir. Une lumière crue et
jaune éclairait la cuisine d'un petit appartement, mais ce n'était
pas ce qui avait attisé ma curiosité. Au début, je me demandai si
mes yeux me jouaient des tours. Je battis des paupières, regardai de
nouveau dans cette direction, puis inspirai profondément tandis
qu'une onde de choc remontait le long de ma moelle épinière.
— Gemma,
chuchotai-je.
Son
« quoi ? » insolent laissa bien vite la place à un hoquet de
stupeur. Elle aussi, elle le voyait.
Un
type avec un tee-shirt crasseux et un boxer clouait un adolescent au
mur. Celui-ci essayait de griffer la main serrée autour de sa gorge
lorsque le type lui donna un coup de son énorme poing. Il frappa le
garçon à la mâchoire avec une violence telle que sa tête partit
en arrière et heurta le mur. Son corps s'affaissa, mais pas pour
longtemps. Il releva les mains à l'aveuglette pour se protéger de
l'attaque. Le temps d'un battement de cœur, le regard désorienté
du garçon parut croiser le mien. Puis, l'homme le frappa de nouveau.
— Oh,
mon Dieu, Gemma, il faut faire quelque chose ! hurlai-je. (Je courus
vers un trou dans le grillage de l'école.) Il faut intervenir !
—Charley,
attends!
Mais
j'avais déjà franchi le grillage et je courais vers l'appartement.
Je levai les yeux juste à temps pour voir le type plaquer le gamin
sur la table de la cuisine.
L'escalier
de l'immeuble n'était pas éclairé. Je montai en titubant et
tambourinai à la porte d'entrée, en vain. Une fenêtre de la taille
d'un timbre-poste laissait entrevoir un couloir désert et plongé
dans l'obscurité.
— Charley!
Gemma
se tenait dans la rue devant l'appartement. Parce que la fenêtre
était en hauteur, ma sœur devait reculer pour voir à l'intérieur.
— Charley,
dépêche-toi! Il est en train de le tuer!
Je
courus jusqu'à elle, mais je ne voyais plus le gamin.
— Il
est en train de le tuer, répéta Gemma.
— Où
sont-ils allés ?
— Là.
Nulle part. Ils ne sont allés nulle part, répéta-t-elle, envahie
par l'émotion. Il est tombé. Le garçon est tombé, et le type...
Je
fis la seule chose qui me vint à l'esprit. Je retournai en courant
vers l'école désaffectée et j'attrapai une brique.
—Qu'est-ce
que tu fais ? demanda ma sœur tandis que je franchissais de nouveau
le grillage tant bien que mal et que je me précipitai vers elle.
—Je
vais probablement nous faire tuer, répondis-je en visant. Ou pire,
nous faire priver de sortie.
Gemma
recula tandis que je lançai la brique sur la fenêtre de la cuisine.
La grande vitre se fissura mais résista quelques instants pendant
lesquels nous retînmes notre souffle, comme choquées par ce que
nous avions fait. Puis, elle brisa le calme nocturne dans un bruit
tonitruant tandis qu'une pluie d'éclats de verre tombait sur le
trottoir. Le type apparut aussitôt.
—Je
vais appeler la police, espèce de salopard, dis-je en essayant
d'avoir l'air assez convaincante pour lui faire peur. Il soutint mon
regard. La colère déformait ses traits.
— Sale
petite garce, tu vas payer pour ça.
— Cours
! (L'instinct prit le dessus. J'empoignai ma sœur par le bras.)
Cours.
Alors
que Gemma essayait de s'enfuir, je l'entraînai vers l'immeuble dont
nous essayions justement de nous éloigner.
—
Qu'est-ce
que tu fais ? s'écria-t-elle d'une voix stridente, car la peur la
faisait monter dans les aigus. Il faut retourner à la voiture.
Je
courus vers l'obscurité protectrice. Attirant Gemma entre l'immeuble
et un pressing, je l'entraînai dans l'étroit passage.
— On
peut traverser l'arroyo, ce sera plus rapide.
— Il
fait trop noir.
Les
battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles tandis que je
me frayais un chemin entre des caisses et des cartons abîmés par
les intempéries. Le froid n'était plus un problème. Je n'éprouvai
plus que le besoin d'aider le garçon - de le sauver.
— Il
faut qu'on trouve un téléphone, insistai-je. Il y a une épicerie
en face de l'arroyo.
Quand
on émergea du passage, un nouveau grillage nous barrait le chemin.
— Et
maintenant ? geignit Gemma. Elle m'aidait beaucoup. Vraiment.
L'arroyo
à sec se trouvait de l'autre côté, et l'épicerie au-delà.
J'entraînai ma sœur le long du grillage en quête d'une ouverture.
Malgré la lumière de sécurité derrière le pressing, nous
glissions et titubions sur le sol gelé et inégal.
Mais
j'avais déjà franchi le grillage et je courais vers l'appartement.
Je levai les yeux juste à temps pour voir le type plaquer le gamin
sur la table de la cuisine.
L'escalier
de l'immeuble n'était pas éclairé. Je montai en titubant et
tambourinai à la porte d'entrée, en vain. Une fenêtre de la taille
d'un timbre-poste laissait entrevoir un couloir désert et plongé
dans l'obscurité.
— Charley!
Gemma
se tenait dans la rue devant l'appartement. Parce que la fenêtre
était en hauteur, ma sœur devait reculer pour voir à l'intérieur.
—Charley,
dépêche-toi! Il est en train de le tuer!
Je
courus jusqu'à elle, mais je ne voyais plus le gamin.
— Il
est en train de le tuer, répéta Gemma.
— Où
sont-ils allés ?
— Là.
Nulle part. Ils ne sont allés nulle part, répéta-t-elle, envahie
par l'émotion. Il est tombé. Le garçon est tombé, et le type...
Je
fis la seule chose qui me vint à l'esprit. Je retournai en courant
vers l'école désaffectée et j'attrapai une brique.
—
Qu'est-ce
que tu fais ? demanda ma sœur tandis que je franchissais de nouveau
le grillage tant bien que mal et que je me précipitai vers elle.
—Je
vais probablement nous faire tuer, répondis-je en visant. Ou pire,
nous faire priver de sortie.
Gemma
recula tandis que je lançai la brique sur la fenêtre de la cuisine.
La grande vitre se fissura mais résista quelques instants pendant
lesquels nous retînmes notre souffle, comme choquées par ce que
nous avions fait. Puis, elle brisa le calme nocturne dans un bruit
tonitruant tandis qu'une pluie d'éclats de verre tombait sur le
trottoir. Le type apparut aussitôt.
—Je
vais appeler la police, espèce de salopard, dis-je en essayant
d'avoir l'air assez convaincante pour lui faire peur. Il soutint mon
regard. La colère déformait ses traits.
— Sale
petite garce, tu vas payer pour ça.
— Cours!
(L'instinct prit le dessus. J'empoignai ma sœur par le bras.) Cours.
Alors
que Gemma essayait de s'enfuir, je l'entraînai vers l'immeuble dont
nous essayions justement de nous éloigner.
—
Qu'est-ce
que tu fais ? s'écria-t-elle d'une voix stridente, car la peur la
faisait monter dans les aigus. Il faut retourner à la voiture.
Je
courus vers l'obscurité protectrice. Attirant Gemma entre l'immeuble
et un pressing, je l'entraînai dans l'étroit passage.
— On
peut traverser l'arroyo, ce sera plus rapide.
— Il
fait trop noir.
Les
battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles tandis que je
me frayais un chemin entre des caisses et des cartons abîmés par
les intempéries. Le froid n'était plus un problème. Je n'éprouvai
plus que le besoin d'aider le garçon - de le sauver.
— Il
faut qu'on trouve un téléphone, insistai-je. Il y a une épicerie
en face de l'arroyo.
Quand
on émergea du passage, un nouveau grillage nous barrait le chemin.
— Et
maintenant? geignit Gemma. Elle m'aidait beaucoup. Vraiment.
L'arroyo
à sec se trouvait de l'autre côté, et l'épicerie au-delà.
J'entraînai ma sœur le long du grillage en quête d'une ouverture.
Malgré la lumière de sécurité derrière le pressing, nous
glissions et titubions sur le sol gelé et inégal.
— Charley,
attends.
— Il
faut trouver de l'aide.
Cette
seule pensée éclipsait toutes les autres. Je devais aider ce
garçon. Je n'avais jamais vu une scène aussi violente de toute ma
vie. L'adrénaline et la peur faisaient remonter de la bile, si bien
que le fond de ma gorge me brûlait. Je déglutis péniblement et
aspirai l'air frais pour me calmer.
—Attends,
attends. (Les supplications de Gemma me firent enfin ralentir.) Je
crois que c'est lui.
Je
m'arrêtai et fis volte-face. Le garçon était à genoux derrière
une benne à ordures. Il se tenait le ventre et avait le corps secoué
de haut-le-cœur. Je revins sur mes pas. Cette fois, ce fut Gemma qui
m'empoigna le bras. Elle me suivit péniblement en s'efforçant de
garder l'équilibre.
Quand
nous le rejoignîmes, le garçon essaya de se lever, mais il avait
reçu une sacrée correction. Faible et tremblant, il retomba à
quatre pattes et posa la main sur la benne pour se tenir. Les longs
doigts de son autre main s'enfoncèrent dans la terre mêlée de
graviers. Il s'efforçait de reprendre haleine en aspirant de grandes
goulées d'air froid. Il ne portait qu'un fin tee-shirt et un jogging
gris. Il devait mourir de froid.
Le
cœur serré de compassion, je m'agenouillai à côté de lui. Je ne
savais pas quoi lui dire. Sa respiration était superficielle et
rapide. Il avait les muscles des bras noués de douleur. J'aperçus
les lignes lisses et bien définies d'un tatouage. Un peu plus haut,
d'épais cheveux noirs bouclaient au-dessus d'une oreille.
Gemma,
qui portait la lanière du Caméscope autour du cou, leva l'appareil
pour éclairer notre environnement. Le garçon leva la tête, plissa
les yeux et leva une main sale pour se protéger de l'éclat
aveuglant.
Mais
j'eus le temps de voir ses yeux magnifiques, d'un brun riche et
profond, avec des paillettes dorées et vertes qui scintillaient à
la lumière. Du sang rouge foncé dégoulinait d'un côté de son
visage. Il ressemblait à l'un de ces guerriers qu'on peut voir dans
les films qui passent tard le soir, un de ces héros qui courent au
combat même si celui-ci est perdu d'avance. Pendant un moment, je me
demandai si je n'avais pas fait erreur, s'il n'était pas déjà
mort. Puis je me rappelai que Gemma l'avait vu, elle aussi.
—Tu
vas bien ? lui demandai-je en battant des paupières.
Question
stupide, mais c'est la seule qui me vint à l'esprit.
Il
me couvrit d'un regard étréci, puis tourna la tête et cracha du
sang dans le noir avant de me regarder de nouveau. Il était plus
vieux que je l'avais cru. Il avait peut-être même dix-sept ou
dix-huit ans.
Il
essaya de se lever. Je voulus lui porter assistance, mais il recula,
refusant que je le touche. En dépit d'un besoin irrépressible,
presque désespéré, de l'aider, je m'écartai et le regardai se
remettre debout péniblement.
—Il
faut qu'on t'emmène à l'hôpital, lui dis-je lorsqu'il eut réussi.
Ça
me semblait être une étape parfaitement logique, mais il me
dévisagea avec un mélange d'hostilité et de méfiance. Ce fut
d'ailleurs ma première vraie leçon en matière d'illogisme
masculin. Il cracha de nouveau, puis revint vers l'entrée de
l'étroit passage que nous venions juste d'emprunter, en se tenant au
mur de brique pour ne pas tomber.
—Écoute,
lui dis-je en le suivant dans le passage. Gemma s'accrochait à ma
veste comme si sa vie en dépendait. Elle tirait dessus de temps à
autre, car elle n'avait visiblement aucune envie de me suivre. Cela
ne m'empêcha pas de la traîner derrière moi.
— On
a vu ce qui s'est passé. Tu as besoin d'aller à l'hôpital. Notre
voiture n'est pas loin.
—Va-t'en,
finit-il par dire, d'une voix grave et teintée de douleur.
Non
sans effort, il grimpa sur une caisse et agrippa la corniche d'une
haute fenêtre. Son corps mince et musclé tremblait tandis qu'il
essayait de regarder dans l'appartement.
— Tu
vas y retourner ? m'écriai-je, horrifiée. Tu es cinglé ?
—Charley,
chuchota Gemma dans mon dos, on devrait peut-être juste s'en aller.
Naturellement,
je l'ignorai.
— Cet
homme a essayé de te tuer.
Il
me lança un regard furieux avant de se tourner de nouveau vers la
fenêtre.
—
Qu'est-ce
que tu n'as pas compris dans « va-t'en » ? Je l'admis, ma
résolution faiblit. Mais je n'osais imaginer ce qui se passerait
s'il retournait dans cet appartement.
—J'appelle
la police.
Il
tourna brusquement la tête. Une belle agilité s'empara de lui,
comme si, soudain, il ne souffrait plus des coups qu'il avait reçus.
Il sauta à bas des caisses pour atterrir devant moi.
Avec
juste assez de force pour me faire sentir sa présence, il plaça une
main autour de ma gorge et me poussa contre l'immeuble en brique.
Pendant un long moment, il se contenta de me regarder fixement. Une
pléthore d'émotions passa sur son visage. La colère. La
frustration. La peur.
— Ce
serait une très mauvaise idée, finit-il par dire.
C'était
un avertissement. Sa voix douce était empreinte d'un désespoir
déchirant.
—Mon
oncle est flic, et mon père ex-flic. Je peux t'aider.
De
la chaleur émanait de lui. Je compris qu'il devait avoir de la
fièvre. Cela n'était pas bon pour lui de rester là dans le froid
avec juste un tee-shirt sur le dos.
Mon
audace parut le surprendre. Il faillit en rire.
— Quand
j'aurai besoin de l'aide d'une gamine pleurnicharde des Heights, je
te ferai signe.
Son
hostilité fragilisa ma détermination, mais pas pour longtemps. Je
me ressaisis et revins à la charge.
—Si
tu retournes là-dedans, j'appelle la police. Je suis sérieuse.
Il
serra les mâchoires d'un air frustré.
—Tu
ne feras qu'empirer les choses.
—J'en
doute, répondis-je en secouant la tête.
—Tu
ne sais rien de moi - ou de lui.
— C'est
ton père ?
Il
hésita et me dévisagea impatiemment, comme s'il se demandait
comment se débarrasser de moi. Puis, il prit une décision. Cela se
vit sur son visage.
Il
se rembrunit et se rapprocha de moi. Pressant son corps contre le
mien, il se pencha pour murmurer à mon oreille :
— Comment
tu t'appelles ?
— Charley,
répondis-je, brusquement effrayée, trop pour ne pas répondre.
J'essayai
d'ajouter Davidson, mais il venait de baisser mon écharpe pour mieux
voir mon visage, et mon nom de famille sortit de ma bouche sous la
forme d'une syllabe étranglée qui ressemblait plutôt à...
—Dutch
? répéta-t’il en fronçant les sourcils.
Il
était la plus belle chose que j'avais jamais vue. Il était solide,
fort, féroce - et vulnérable.
—Non,
chuchotai-je tandis que ses doigts s'égaraient et venaient frôler
mes seins de manière intrusive. Davidson.
—Tu
t'es déjà fait violer, Dutch ?
Je
savais qu'il cherchait à me choquer, purement et simplement. Mais ça
n'amoindrit pas pour autant l'impact de sa question. J'étais
stupéfaite et complètement terrifiée. J'essayai de résister à
l'envie de m'enfuir, je ne voulais pas céder, mais l'instinct de
survie est difficile à réprimer. Le coup d'œil rapide que je
lançai à Gemma ne me procura guère de réconfort. Ma sœur était
bouche bée, les yeux écarquillés, et tenait le Caméscope d'un air
absent, comme si cela avait encore de l'importance. Malgré cela,
elle réussissait à ne pas enregistrer une seule seconde de la
scène.
—Non,
répondis-je, le souffle court.
La
joue du garçon frôla la mienne tandis que sa main se refermait de
nouveau sur ma gorge. Si quelqu'un était passé par là, il aurait
pu nous prendre pour des amants flirtant dans le noir.
Il
inséra son genou entre les miens et les écarta pour accéder à la
partie la plus secrète de mon corps. Sa main libre plongea entre mes
jambes, et l'intimité de ce contact m'arracha un hoquet de stupeur.
Instinctivement, je compris que j'étais dans les ennuis jusqu'au
cou. J'attrapai son poignet de mes deux mains.
— S'il
te plaît, arrête.
Il
s'immobilisa, mais laissa ses doigts sur mon entrejambe. Je posai la
main sur sa poitrine et le repoussai gentiment pour qu'il me lâche.
— S'il
te plaît.
Il
recula et me regarda droit dans les yeux.
—Tu
vas t'en aller ?
— Oui.
Son
regard resta rivé sur le mien pendant un long moment. Puis il leva
les deux bras et les appuya sur le mur de brique au-dessus de ma
tête.
—Va-t'en,
ordonna-t-il sèchement.
Ce
n'était pas une suggestion. Je plongeai sous son bras et m'enfuis
avant qu'il change d'avis. J'empoignai Gemma au passage.
—Reyes,
dis-je d'une voix haletante de désir, car sa bouche venait de
trouver un point particulièrement sensible derrière mon oreille.
Réveille-toi, je t'en prie.
Il
recula légèrement, les sourcils froncés, comme s'il ne comprenait
pas. Puis, il baissa la tête, recouvrit ma bouche avec la sienne, et
je perdis tout sens de la raison. Le baiser commença doucement, sa
langue effleurant la mienne, goûtant et éveillant mes sens avec une
prudence infinie. Mais il prit rapidement de l'ampleur, comme un feu
de forêt, et s'intensifia. Très vite, il devint sauvage, féroce et
exigeant. Reyes pilla ma bouche, l'explorant et l'envahissant sans
retenue, comme mû par un besoin primaire. Ce baiser fit disparaître
les dernières incertitudes que j'avais rangées dans un coin de mon
esprit. Reyes avait le goût de la pluie, du soleil et de substances
inflammables.
Il
se rapprocha, se pressa contre moi, et une étincelle jaillit entre
mes jambes. Juste au moment où mes mains plongeaient à la recherche
du membre dur pressé contre mon abdomen, Reyes s'arrêta.
Dans
un mouvement si vif qu'il me laissa étourdie, il mit fin à notre
baiser et se retourna. Sa robe se matérialisa aussitôt, telle une
entité liquide qui nous contenait tous les deux. J'entendis le chant
du métal s'éveillant à la vie, celui d'une lame qu'on sort de son
fourreau. Un grondement sinistre, rauque et guttural, résonna dans
la poitrine de Reyes. Je repris mes esprits en battant des paupières,
si faible que je tenais à peine debout. Y avait-il quelqu'un dans la
pièce avec nous ? Quelque chose ?
Je
ne voyais pas ce qui rôdait derrière les larges épaules de Reyes,
mais je sentis la tension rigidifier tous les muscles de son corps.
J'ignorais ce qui traînait à proximité de nous, mais c'était très
réel et très dangereux.
Alors,
Reyes se tourna vers moi, me prit par la taille de sa main libre et
m'attira contre lui. Ses yeux acajou étincelaient en explorant les
miens, me suppliant de le comprendre.
— Si
je me réveille, chuchota-t-il d'une voix angoissée, ils me
trouveront.
— Qui
? demandai-je, l'inquiétude s'emparant aussitôt de mon cœur.
— S'ils
me trouvent, ajouta-t-il, son regard s'attardant sur ma bouche, ils
te trouveront, toi.
Puis,
il disparut.
Trois
secondes plus tard, à peu près, je heurtai le sol.
— Qu'es-tu
donc, Reyes Farrow ?
Sans
dire un mot, il s'empara de la couverture et la tira vers lui,
exposant ma
peau à sa chaleur. Je me penchai vers lui et fis courir
mes doigts le long des lignes et des courbes soyeuses qui composaient
son tatouage. Ce dernier semblait à la fois futuriste et primitif,
mélange de traits qui se croisaient avant de se terminer en pointes
comme les piquants sur son épée et de courbes qui s'enroulaient
autour de ses biceps pour disparaître sous les manches de sa
chemise. Ce tatouage formait une seule et même œuvre d'art qui
recouvrait ses omoplates et descendait en spirales sur ses épaules
et ses bras. Mais il avait un sens. Un sens énorme. Un sens...
important.
Puis,
brusquement, je me perdis. J'eus l'impression d'être Alice au Pays
des Merveilles, titubant le long des courbes, craignant de ne pas
pouvoir retrouver la sortie. C'était la carte d'une entrée. Je
l'avais déjà vue dans une autre vie et je ne l'associais pas à des
souvenirs agréables. C'était comme une espèce d'avertissement. Un
présage.
Puis,
cela me revint, brusquement. C'étaient les mécanismes
labyrinthiques d'un verrou qui s'ouvrait sur un royaume de ténèbres
dévastatrices.
C'était
la clé du portail de l'enfer.
Un
sursaut me ramena au moment présent. Comme si j'étais en train de
me noyer, je crevai la surface en aspirant une grande goulée d'air
pour remplir mes poumons. Je me tournai vers Reyes d'un air horrifié
et, lentement, très lentement, je commençai à reculer hors de sa
portée.
Mais
il savait. J'avais deviné ce qu'il était, et il le savait. Une
lueur de compréhension s'alluma dans son regard, et il m'attrapa
d'un mouvement aussi vif que l'attaque d'un cobra. J'essayai de lui
échapper, mais il me saisit la cheville, me tira vers lui et se
retrouva aussitôt sur moi. Il me cloua au sol tandis que je me
débattais, luttant à coups de griffes et de dents pour me libérer.
Mais il était tout simplement trop fort et trop rapide. Il bougeait
comme le vent et contrecarrait la moindre de mes tentatives.
Au
bout d'un moment, je me forçai à me calmer, pour ralentir les
battements de mon cœur affolé. Reyes emprisonnait mes mains
au-dessus de ma tête ; son corps élancé et solide servait à me
bloquer, au cas où j'aurais recommencé à me débattre. Je restais
étendue là, essoufflée, en le dévisageant avec méfiance. Mes
pensées se dispersaient dans cent directions à la fois pendant que
je haletais sous son poids. Une étrange émotion, perturbante, passa
sur son visage. Était-ce... de la honte ?
—Je
ne suis pas lui, me dit-il entre ses dents serrées, incapable de
soutenir mon regard.
Il
mentait. Il n'y avait pas d'autre explication.
—Qui
d'autre porte cette marque ? lui demandai-je, en essayant de tout mon
être d'avoir l'air dégoûtée plutôt que blessée, trahie et
abasourdie — et pas qu'un peu, d'ailleurs.
Je
soulevai la tête jusqu'à ce que nos visages ne soient plus qu'à
quelques centimètres l'un de l'autre. Reyes sentait l'orage
annonciateur de pluie et il était chaud, comme d'habitude, me
brûlant presque la peau. Il était aussi hors d'haleine. Ça aurait
dû me réconforter un petit peu, mais non.
—Qui
d'autre, dans ce monde ou dans l'autre ?
Comme
il ne répondait pas, je me tortillai de nouveau pour lui échapper.
—Arrête,
me dit-il d'une voix rauque, à vif, comme remplie de douleur. Je ne
suis pas lui, répéta-t’il en me serrant les poignets plus fort.
Je
posai ma tête sur le sol et fermai les yeux. Reyes bougea sur moi,
cherchant une meilleure prise.
— Qui
d'autre, dans ce monde ou dans l'autre, porte cette marque ? lui
demandai-je encore une fois. (Je rouvris les yeux et le regardai d'un
air accusateur.) La marque de la bête. Qui d'autre a la clé de
l'enfer tatouée sur le corps ? Si ce n'est pas lui, alors qui ?
Il
appuya sa tête contre son épaule comme pour dissimuler son visage.
Un profond soupir m'effleura la joue. Quand Reyes me répondit, ce
fut d'une voix remplie d'une telle honte, d'une telle indignation,
que je dus me blinder pour ne pas flancher. Mais ce qu'il dit me
coupa le souffle.
— Son
fils. (Il me regarda alors, scrutant mon visage pour voir si je le
croyais.) Je suis son fils.
Une
onde de choc me traversa le corps. Ce qu'il disait était impossible.
—Je
me cache de lui depuis des siècles, expliqua-t-il. J'attendais ta
venue, ta naissance sur Terre. Le Dieu du Ciel n'envoie pas souvent
de faucheuse et, chaque fois avant toi, j'ai éprouvé une telle
déception, un si grand sentiment de perte.
Dans
ma confusion, je battis des paupières. Comment savait-il des choses
pareilles ? Mais la question la plus importante était peut-être :
— Pourquoi
étais-tu déçu ?
Il
détourna le visage avant de répondre, comme s'il éprouvait de
l'embarras.
— Pourquoi
la Terre cherche-t-elle la chaleur du Soleil ? Je haussai les
sourcils en essayant de comprendre.
— Pourquoi
la forêt cherche-t-elle l'étreinte de la pluie ? Je secouai la
tête, mais il poursuivit sur sa lancée.
— Quand
j'ai su qu'il allait t'envoyer toi, j'ai choisi une famille et je
suis né sur la Terre également. Pour attendre. Pour veiller.
Au
bout d'un moment, je demandai, horrifiée et pas qu'un peu :
—Tu
as choisi Earl Walker ?
Un
coin de sa bouche se souleva en un demi-sourire tandis qu'il
promenait le regard sur tout mon visage :
—Non,
répondit-il en me regardant avec une intensité fiévreuse, comme
hypnotisé. Un homme m'a enlevé à ma famille de naissance, m'a
gardé un moment et puis m'a vendu à Earl Walker. Sachant que je
n'aurais pas de souvenir de mon passé tant que j'étais humain, j'ai
tout abandonné pour être avec toi. Je n'ai découvert qui
j'étais... ce que j'étais, qu'après des années en prison. Mes
origines me sont revenues petit à petit, sous forme de fragments de
rêves et de souvenirs brisés, comme un puzzle qu'il m'a fallu
plusieurs décennies pour assembler.
— Quand
tu es né, tu ne te rappelais plus qui tu étais ? Il desserra sa
prise sur mes poignets, mais à peine.
— Non.
Mais j'avais bien préparé le terrain. J'aurais dû grandir heureux,
aller dans les mêmes écoles que toi, la même fac. Je savais que je
n'aurais aucun contrôle sur mon propre destin dès que je serais
humain, mais c'était un risque que j'étais prêt à courir.
—Mais
tu es son fils, insistai-je en essayant vraiment de le haïr. Tu es
le fils de Satan. Littéralement.
—Et
toi, tu es la belle-fille de Denise Davidson.
Waouh.
C'était un peu raide, mais : « D'accord, un point partout. »
— Ne
sommes-nous pas tous le produit du monde dans lequel nous sommes nés
autant, sinon plus, que celui des parents à qui on nous a confiés ?
J'avais
entendu les arguments du débat nature/culture pendant toutes mes
études, mais là c'était un peu dur à justifier.
— Satan
est tellement... je ne sais pas, diabolique.
—Et
tu penses que je le suis aussi.
—Tel
père tel fils ? proposai-je en guise d'explication.
Il
déplaça le poids de son corps sur le côté. Ce mouvement agita le
tourbillon qui grandissait toujours en moi. Je luttais contre l'envie
de refermer mes jambes autour de sa taille comme un cadenas et d'en
jeter la clé.
— Est-ce
que j'ai l'air maléfique, d'après toi ? demanda-t’il d'une voix
profonde comme une caresse de velours.
Il
était occupé à regarder battre ma jugulaire et la testait du bout
des doigts comme si la vie humaine le fascinait.
—Tu
as quand même tendance à sectionner les moelles épinières.
—
Uniquement
pour toi.
Dérangeant,
mais étrangement romantique.
— Et
tu es en prison pour avoir tué Earl Walker.
Il
fit descendre sa main le long de mon corps, frôla Will Robinson et
continua jusqu'à trouver le bas de mon tee-shirt. Puis il la glissa
en dessous et la fit remonter, effleurant de la paume ma peau nue,
envoyant des ondes de plaisir dans la partie la plus délicate de mon
anatomie.
— C'est
un problème, reconnut-il.
—Tu
l'as tué ?
—Tu
poseras la question à Earl Walker quand je lui mettrai la main
dessus.
Je
ne doutais pas qu'il soit allé tout droit en enfer.
—Tu
peux y retourner ? En enfer, je veux dire ? Tu peux retourner là-bas
lui mettre la main dessus ? Je croyais que tu te cachais ?
Il
fit encore remonter sa main, la referma sur Will et en taquina la
pointe durcie du bout des doigts. Je ravalai un petit cri de plaisir.
— Il
n'est pas en enfer.
— Il
n'est sûrement pas parti dans l'autre direction, protestai-je,
surprise.
— Non,
répondit Reyes avant de pencher la tête.
Sa
bouche trouva mon pouls affolé et le baptisa de tout petits baisers
brûlants.
—Alors,
il est toujours sur Terre ?
J'essayais
vraiment de me concentrer, là, mais Reyes semblait tout faire pour
m'en empêcher. Je le sentis sourire contre ma peau.
— Oui.
— Oh
! Alors, pourquoi tu te caches de ton père ? demandai-je,
essoufflée.
— Earl
Walker ?
—Non,
l'autre.
J'avais
tellement de questions. Je voulais tout savoir de lui. De sa vie. De
sa... prévie.
— C'était
avant, dit-il en mordillant le lobe de mon oreille, ce qui provoqua
l'apparition de petits frissons le long de ma colonne vertébrale.
—Avant
? chuchotai-je en essayant d'imaginer une diversion, n'importe quoi
qui me ferait penser à autre chose qu'aux vagues de ravissement qui
submergeaient mon corps.
— Oui.
Avant.
—Tu
peux préciser ?
— Si
tu veux. Mais, moi, je préférerais faire ça.
— Oh...
mon... D...
Sa
main s'était faufilée dans mon bas de pyjama, puis dans ma culotte,
et venait de trouver un endroit délicieux avec lequel jouer. Je
tremblais chaque fois que ses doigts m'effleuraient là en bas. Quand
il les enfonça plus profondément, je frémis, tant la sensation
était exquise et intense.
Fils
de Satan. Fils de Satan.
Finalement,
je fis glisser ma main plus bas et la refermai sur son érection que
je peinais à encercler de mes doigts. Il siffla entre ses dents
serrées et m'agrippa le poignet, me forçant à rester immobile
tandis qu'il luttait pour se maîtriser. Tremblant d'envie, il me
lâcha pour se mettre à genoux.
—Je
voulais prendre mon temps.
Et
moi, je le voulais en moi. Oubliant ma cheville douloureuse, je me
relevai, grimpai sur Reyes et m'empalai sur lui, en inhalant
brusquement, les mâchoires serrées sous l'effet du désir qui
jaillit dans mon abdomen. Reyes devint dur comme du marbre quand je
le fis glisser à l'intérieur de moi. Ses bras se refermèrent sur
mon corps et m'immobilisèrent quand j'essayai de bouger. Je lui
donnai une minute, savourant son contact, son exquise érection qui
m'emplissait totalement. Bien que complètement immobile, j'étais au
bord de l'orgasme, une sensation distante qui se rapprochait de plus
en plus à chaque respiration. Je luttai contre l'emprise de Reyes,
parce que je voulais bouger, je voulais jouir. Je saisis ses cheveux
entre mes doigts et m'ancrai en poussant sur mes jambes, en vain. Son
étreinte était inébranlable.
Puis,
avec un grognement guttural, il me rallongea sur le sol et s'enfonça
encore plus profondément en moi, d'un seul long coup de reins.
J'aspirai une grande quantité d'air, puis bloquai ma respiration
tandis que Reyes allait et venait si lentement, si méticuleusement,
que ça en devenait une torture qui me rendait folle. Il continua
ainsi pendant plusieurs longues minutes, s'arrêtant chaque fois que
j'arrivais trop près du précipice, se retirant quand je griffai ses
fesses d'acier parce que j'en voulais plus. Petit à petit, il
accéléra le rythme, m'attirant toujours plus près de l'incendie
qui faisait rage dans mon abdomen, jusqu'à ce qu'un orgasme explose
en moi. Dans un grand élan d'adrénaline, la douce brûlure de la
jouissance me balaya, faisant vibrer et traversant chaque molécule
de mon corps. Je rejetai la tête en arrière, me mordis les lèvres
et m'armai de courage pour surfer sur cette vague, frissonnant sous
Reyes à cause de la violence de ces sensations.
Il
jouit quelques minutes après moi, faisant se propager un deuxième
orgasme dans mes veines. Mais celui-là fut différent, plus intense
encore, plus... important.
Dans
ma tête, des étoiles explosèrent en supernovae incandescentes. Des
galaxies se formèrent dans mon esprit tandis que j'assistais à la
naissance de l'univers. Les planètes furent forgées à partir d'un
matériau brut lorsque la gravité intervint et prit tout ce qu'elle
put, manipulant et pliant les éléments à sa volonté. Des gaz et
des plaques de glace devinrent des sphères en orbite, lumineuses et
étincelantes sur le noir de l'éternité, tandis que d'autres
traversaient le ciel à une vitesse impossible.
Puis
je vis la Terre prendre forme, et sa magnétosphère apparaître,
donnant au brillant orbe bleu la capacité d'abriter la vie, comme un
bouclier pour la protéger du paradis. Je vis un continent se
fracturer pour en former beaucoup d'autres, et je vis l'avènement
des anges et la chute de quelques-uns. Menés par un être superbe,
les déchus se cachèrent dans des pierres et des crevasses,
éparpillés à travers tout l'univers, où les roches en fusion aux
températures les plus chaudes montaient et descendaient comme les
océans de la Terre.
C'était
à ce moment-là, après la brève guerre des anges, que Reyes était
né. Presque identique à son père, il avait été créé à partir
de la chaleur d'une supernova et forgé dans les éléments de la
Terre. Il avait rapidement gravi les échelons pour devenir un grand
leader, très respecté. Deuxième juste derrière son père, il
commandait des millions de soldats, un général parmi des voleurs,
plus beau et plus puissant encore que Satan lui-même, avec la clé
du portail de l'enfer gravée sur son corps.
Mais
la fierté de son père n'avait pas de limites. Il voulait les cieux.
Il voulait prendre le contrôle total de tous les organismes vivant
dans l'univers. Il voulait le trône de Dieu.
Reyes
avait suivi les ordres de son père. Il avait attendu et guetté la
naissance sur Terre d'un portail, d'un passage direct vers le
paradis, d'un moyen de sortir de l'enfer. Pisteur au talent et à la
discrétion sans failles, il avait réussi à quitter le monde d'en
bas pour trouver les portails aux confins de l'univers.
Puis,
il m'avait vue. J'eus beau essayer, je ne réussis pas à me voir à
travers ses yeux. Tout ce que je voyais, c'était un millier de
lumières de formes identiques. Mais Reyes regarda plus attentivement
et en vit une faite d'or tissé, une fille du soleil, chatoyante et
luisante. Elle se retourna, le vit et sourit. Et Reyes fut perdu.
Revenant
au moment présent, je sentis Reyes appuyé sur ses bras.
L'expression de son visage trahissait sa vive inquiétude.
—Je
n'avais pas l'intention de te montrer ça, me dit-il d'une voix
fatiguée, le souffle court.
— C'était
moi ? chuchotai-je, étonnée.
Il
s'allongea à côté de moi pour reprendre son souffle, appuya sa
tête sur son bras et me regarda. Pour la première fois, je vis que
ses yeux ressemblaient à de petites galaxies contenant un milliard
d'étoiles scintillantes.
—Tu
ne vas pas encore tenter de me fuir, n'est-ce pas ?
Trop
choquée pour sourire, je répondis par une autre question :
— Cela
servirait-il à quelque chose ? Il haussa son épaule musclée.
-—Ça
pourrait, si tu savais de quoi tu es capable. Voilà qui était
intéressant. Je roulai sur le côté pour lui faire face. Ses yeux
brillaient, il semblait repu et détendu.
— Et
de quoi suis-je capable, exactement ?
Il
sourit, et son beau visage - trop beau pour être humain - s'adoucit
sous mon regard.
— Si
je te le disais, je perdrais mon avantage.
—Ah,
fis-je tandis qu'une pièce du puzzle se mettait en place. Voilà le
parfait général, qui a plus de tours dans son sac qu'un magicien
aguerri.
Il
baissa le menton comme s'il avait honte.
— C'était
il y a longtemps.
Son
corps luisait à côté du mien. Je ne pus m'empêcher de laisser mes
yeux s'égarer parmi les collines et les vallées qui composaient sa
silhouette exquise. Je découvris tout à coup qu'il était couvert
de cicatrices, certaines toutes petites et d'autres... pas tant que
ça. Je me demandai si elles étaient le résultat de sa vie auprès
d'Earl Walker ou de son existence en tant que général de l'enfer.
—Que
voulais-tu insinuer tout à l'heure en disant que tu ne te cachais
plus de Satan ?
Paresseusement,
il fit tourner son doigt autour de mon nombril, provoquant de mini
tremblements de terre qui se répercutèrent directement au centre de
mon être.
—Je
voulais dire qu'il ne me cherche plus.
—Il
a renoncé ? demandai-je, pleine d'espoir.
—Non.
Il m'a trouvé.
J'ouvris
la bouche sous l'effet de l'inquiétude.
—Mais,
n'est-ce pas une mauvaise nouvelle ?
—Très.
Je
m'assis pour mieux voir son visage.
— Dans
ce cas, tu as besoin de te cacher de nouveau. Je ne sais pas où tu
étais jusque-là, mais il faut que tu y retournes pour te cacher.
Mais
je l'avais perdu. Quelque chose qui dépassait le champ de mes
perceptions avait attiré son attention. Il se leva aussitôt,
brusquement vêtu de sa grande robe à capuchon noire. Je balayai le
salon des yeux, mais n'aperçus rien de ce que lui voyait. Cela me
perturba, surtout après ce à quoi je venais d'assister. Il y avait
tant de choses que j'ignorais, qui se déroulaient autour de moi à
chaque instant et auxquelles je n'avais pas accès.
— Reyes,
chuchotai-je, mais je n'avais pas encore fini de prononcer son nom
qu'il était devant moi, la main plaquée sur mon visage.
Sa
robe provoqua l'apparition de picotements sur ma peau et d'étincelles
au bout de mes terminaisons nerveuses, comme de l'électricité
statique. Le regard flamboyant, il se transforma et se liquéfia pour
occuper deux plans à la fois. Au bout d'un moment, il laissa
retomber sa main et la remplaça par sa bouche, pour un baiser qui me
fit frissonner en dépit de la chaleur qui m'entourait.
—N'oublie
pas, me dit-il avant de disparaître, s'ils te trouvent, ils auront
accès à tout ce qui est sacré. Les portails doivent rester cachés
à tout prix.
Je
déglutis péniblement parce que la tristesse perçait dans sa voix
insistante.
— De
quel prix on parle exactement ? demandai-je, tout en devinant presque
la réponse avant qu'il la formule.
— S'ils
te trouvent, je devrai mettre fin à ta force de vie pour fermer le
portail.
Le
choc me traversa telle une secousse.
—C'est-à-dire ?
Il
appuya son front contre le mien et me répondit en fermant les yeux :
—Je
devrai te tuer.
Il
se dissipa devant moi, son essence effleurant ma peau et mes cheveux
sous forme de rubans, jusqu'à ce que seuls les éléments les plus
fragiles demeurent et tombent doucement au sol. Pour la première
fois de ma vie, je savais ce qui était en jeu. Je disposais de
réponses dont je ne voulais plus. Malgré tout, je ne pouvais
m'empêcher de me sentir un peu trahie, même si je ne pouvais m'en
prendre qu'à moi.
Je
savais que sortir avec le fils de Satan finirait mal.
Je mets une vidéo trouvée sur Youtube et faite par stéphanie 8025.